
Bienvenue au cœur de Pérégrinations maritimes d’un ciré jaune sur talons de 12, mon journal de bord depuis quelques années !
Vous êtes éditeur ?DÉCONFITURE DU DÉCONFINEMENT, DU PARADIS BARBUDIEN À LA MARTINIQUE SOUS TOURMENTIN…
Sept semaines de lockdown plus tard, ce fut donc le temps des adieux. Un par un, les bateaux devenus copains avaient quitté le lagon pour refaire des pleins à Antigua avant la transat’ retour. Ça y est, on l’avait enfin pour nous tout seuls notre lagon préféré…
Sauf que…
Sauf que le vent avait bien baissé ces derniers jours, que l’aile de kite de 13 m2 commençait à donner des signes de faiblesse, que Spanish Point avec les copains c’était pas si mal, et surtout, qu’on n’avait vraiment plus rien à manger dans les placards (le frigo, j’en parle même pas, ça fait bien longtemps qu’il est vide) !
Alors on s’est préparés. Au retour. À la civilisation. À la vraie vie.
Mais avant, on s’est dit qu’on allait quand même faire un petit tour du côté de Great Bird Island, où tout le monde avait migré ; une nouvelle full moon s’annonçait et je reprenais du service en tant que comité organisateur.
Escortés à la sortie du lagon par Flipper et sa maman, c’est les larmes aux yeux que nous quittons notre cocon de confinement. Un bord direct pour Antigua, on arrive à Saint John’s uniquement pour faire quelques courses, et là, après sept semaines, on a les crocs… Le morceau de bidoche, on en rêve. On pose l’ancre, on monte l’annexe, on arrive au ponton… mais… ville fantôme. Cinq personnes croisées en un quart d’heure, toutes masquées. Y a un bal ou quoi par ici ? Faut dire, le masque, pour nous, c’est tout nouveau. On n’avait pas trop pris conscience de l’ampleur du phénomène à Barbuda, heureusement on en avait acheté d’avance pour le chantier de juin… Ville morte, donc. Et vous savez quoi ? L’année dernière, on était arrivés de Barbuda en pleine semaine sainte, cinq jours fériés pour eux, cette année on a eu droit à la fête du Travail. La viande rouge, ce sera pas pour ce soir. Rage, tristesse et désespoir. Ok, on attendra demain matin. Tiens, captain, tu veux le jambon anglais en boîte avec ton riz barbudien absolument infâme ? Une fois les courses faites le lendemain — vite fait bien fait, on connaît le spot —, direction Great Bird Island : on a lancé une full moon bien particulière, et celle-là sera digne de la précédente. En mieux… Tout le monde est au rendez-vous, la baie est jolie comme tout et le spot de kite idéal. On annonce le programme : le 7 mai, c’est Open French Fries Full Moon Party sur le bateau jaune. Autrement dit, on fait des frites pour tout le monde et un barbecue avec ce qu’on a trouvé à l’épicerie chinoise de Saint John’s. Et ça a pris… Nos copains qui n’avaient pas du tout envie de partager les frites avec leurs enfants ont eu l’intelligence d’organiser une contre-party sur un des bateaux pour leurs marmots, et c’est à dix-huit personnes sur IO (10,5 m, faut pas l’oublier) avec frites à volonté que nous avons célébré la full moon. Trente patates, huit fournées de cuisson, le gaz qui tombe en panne en plein milieu, six tournées de barbecue, des verres partagés à n’en plus finir, des fourchettes qui s’échangent, une distanciation d’au moins 13 cm, on est au top. IO n’a pas coulé, l’acier n’a pas plié, et les autres voisins de mouillage qu’on avait tous laissés sous le vent ont dû halluciner de voir une vingtaine de personnes sur le plus petit bateau du mouillage… La Barbuda Spanish Point Community a encore frappé, sous le regard ébahi de nos — nouveaux — voisins de — nouveau — mouillage. La semaine s’est terminée sur le même rythme, beach parties et grands adieux. Encore une fois. C’est avec un pincement au cœur que nous partons le 13 faire notre clearance de départ. Derniers au revoir aux copains ; ceux-là, ce seront des amis pour la vie. Le 14, on est prêts. Y a un créneau de vent de nord-est à récupérer à la pointe des Châteaux, si on peut éviter de passer trois îles sous le vent, on s’en porterait aussi bien.
Acté. Départ à 6 heures du mat’, on a glandé deux mois, il est temps de s’y remettre.
Sauf que…
Passer au vent de trois îles, ça signifiait dans un premier temps ne pas rater la pointe des Châteaux, pointe où on se fait toujours un peu casser la figure. Et alors qu’on est dans le timing, le nord-est, lui, n’est pas là. Et comme un malheur n’arrive (encore et toujours) jamais seul, les sargasses aspirées par l’arrivée d’eau dans le circuit de refroidissement ne nous mettent pas de bonne humeur. Moteur HS pour le moment, on verra plus tard — tout notre calvaire vient de là, comme l’atteste la suite. La nuit est tombée et on est un peu à la bourre. Non, dix tonnes en acier, ça n’a jamais couru un marathon en deux heures. Pointe des Châteaux, ok, mais les phares et balises, ils sont en grève ou quoi ? C’est parce que les gens n’ont pas le droit de naviguer qu’ils ont éteint toutes les bouées ? On passe Petite-Terre, et là, c’est le drame. Du sud et de la pétole. Et pas de moteur, toujours en vrac, tu te rappelles ? En plein dans ta face. Comment veux-tu passer au vent de Marie-Galante avec ça ? Ok, on passe sous le vent, et on obliquera après, on verra bien si ça passe… La suite, vous la voyez ?
C’était un peu osé de passer au vent de trois îles, mais, techniquement, ça devait le faire. Si on n’avait pas eu ce problème moteur, ce vent de sud et cette pétole, on se recalait direct au vent de Petite-Terre et c’était royal pour la suite.
Sauf que…
Sauf qu’on est passés à 10 milles sous le vent de Marie-Gal’, et que pour rattraper ça, c’était compliqué. Allez, on teste, si ça se trouve, le vent d’est nous amène direct en Martinique. On passe le canal[1] nord de la Dominique sous des grains et une mer d’enfer. Et on écoute la météo — honteuse — divulguée par Météo France via le CROSS. Notre météo à nous s’était plantée, mais alors celle-là, c’est le pompon… Une météo de la veille (oui, celle du jeudi 16 heures alors qu’on est vendredi 18 heures) qui annonce des petites averses éparses, un vent d’est à 15 nœuds et une mer tranquillou. Vous venez de sortir de boîte pour fêter le déconfinement ou quoi, les gars ? Va falloir réviser vos classiques, car là, vous avez tout faux. Et cette nonchalance de la nana qui récite son texte sur le canal 70 (l’autre canal…), elle me fout vraiment la trouille celle-là.
La météo s’est donc plantée, nous aussi peut-être, et nous voilà en train d’affronter des monstres au vent de la Dominique, entre des grains à 30 nœuds et des zones de pétole sans nom dans 2 m de houle. IO fatigue, car, même s’il en a vu d’autres, il a beau escalader des montagnes, il ne fait que 10,5 m, le pauvre… Le sud-est nous dégage gentiment vers la côte, on y croit, on vire[2], on insiste. Et là, comme un remember du golfe de Gascogne ou Willy et sa bande étaient venus nous prévenir de la dépression qu’on allait se prendre dans la figure entre Madère et les Canaries, aujourd’hui c’est Flipper et compagnie qui viennent nous prévenir : « N’y allez pas, les gars, ça sent pas bon vers là-bas… » On a compris, on fait demi-tour ; si on veut pas finir sur les falaises, vaut mieux la jouer fine. On pleure. On aurait déjà dû être au nord de la Martinique et rouler tranquillou vers Sainte-Anne. Demi-tour, empannage, largue, direct vers le nord de Domi. C’est pas mal en fait, quand ça avance… On se fait toute la remontée et, au niveau de la première pointe sous le vent, on pourra enfin se faire à dîner sans se faire casser la figure de tous les côtés. Sous le vent, de toute façon, c’est au moteur. C’est bien pour ça qu’on a voulu passer au vent…
Sauf que…
Sauf que sous le vent de Dominique, la garce, c’est pas le moteur qu’on a allumé pour pouvoir dîner peinards. C’est le tourmentin qu’on a ressorti du fin fond de son coffre. Celui-là, on le connaît par cœur, on s’en est servi des heures et des heures quand on sillonnait le Gascogne en plein mois de décembre, mais, aux Antilles, faut bien l’avouer, on l’avait encore jamais sorti… Et puis, on a aussi remis en place la troisième bosse de ris[3], au cas où. Celle-là non plus on l’avait jamais utilisée ici. Deux ris, oui, mais trois… ! C’est fort, ça tabasse, on se demande même si on va pas se prendre un cyclone en pleine face. L’accélération derrière les montagnes de la Dominique, ce soir-là, nous a scotchés.
Et là, alors qu’on venait de se faire casser la gueule entre les deux premières pointes sous le vent, les dix tonnes d’IO étaient à 7,5 nœuds au travers avec deux ris dans la GV — sous le vent d’une île, 35 nœuds dans les voiles, on avait rarement vu ça —, on s’est fait alpaguer par un spot en pleine tronche provenant d’un bateau qui nous tournait autour en face de Portsmouth. Pêchous, pirates, coast guards ? De nuit, pas facile de reconnaître l’un de l’autre… Après nous avoir sommés de passer sur le canal 14 de la VHF, les présentations peuvent commencer… J’avoue, étant donné les événements qui se sont déroulés il y a quelques semaines et qui ont fait du bruit sur la toile, j’avoue, je me suis annoncée sur le canal 16 just in case, genre « j’ai pas fait exprès ». Et hop, je te remets le 14[4]. Nous voilà donc à échanger nos petits noms et la taille du bateau (question incongrue, par ailleurs), tout ça dans un anglais dominicain « charmant ». Tu crois qu’ils portaient leur masque pour parler à la VHF ? Non, parce que déjà qu’un Dominicain qui parle anglais, c’est compliqué, un Dominicain qui parle anglais avec un masque à la VHF, en pleine nuit, j’te raconte pas la conversation…
Trente minutes plus tard (quand même, oui, pour deux prénoms et un register number, ça fait long, et c’est pas comme si on avait envie d’avancer…), après avoir bien spécifié que nous avions les autorisations du CROSS de Martinique[5] et que nous n’avions pas l’intention de nous arrêter en Dominique, ces charmants messieurs nous ont souhaité une belle nuit de navigation pour la Martinique. S’ils savaient…
La fin du trajet sous le vent de Domi s’est passée plutôt comme on l’espérait, moment de répit depuis trente-six heures. Arrivés à la pointe sud, en revanche, ça s’est de nouveau corsé, les grains pleuvaient comme le pain descendu du ciel, véritable offrande pour notre retour… 7 heures du mat’ : quarante-huit heures qu’on est partis. Et c’est pas fini. Le canal entre Domi et Martine s’est passé sans encombre, on a enfin arrêté de barrer, Victor le régulateur a rempli son rôle. Je te vois venir. Non, on n’a pas de pilote électrique[6]. Les pilotes, ici, c’est nous. Tsss. Foc, deux ris dans la GV, ça avance bien, mais on sait pertinemment que ça ne va pas durer. Et ça s’est confirmé. Le sud-est est revenu. Et nous, on va au sud-est. On arrivera difficilement, laborieusement, dans la baie de Fort-de-France. Deux options s’offrent à nous. On s’arrête aux Anses d’Arlet, on en profitera pour dire bonjour aux copains (ah non, on est en quarantaine…), ou on continue direct vers Caritan en tirant un bord derrière le Diamant pour faire ensuite la remontée direct. Pas le courage de repartir des Anses d’Arlet si on s’arrête, et on a des trucs à faire au Marin, allez, on avance.
Sauf que.
Sauf qu’après quarante-huit heures de mer, on commence à fatiguer. Les deux mois à buller dans le lagon de Spanish Point nous ont enchantés, mais le déconfinement commence peu à peu à bien nous gaver. On tire donc un nouveau bord de près vers Sainte-Lucie, tristesse du moment quand tu remontes le vent alors que tu devrais être en train de le descendre. Les heures s’égrènent, longues, épuisantes, chiantes et humides. On vire de bord. Et c’est la cata. Ce p***** de coin du Diamant, son courant, son sud-est et sa houle de m***** commencent sérieusement à me pomper l’air. Impossible de faire un bord de près correct, on perd du terrain. Gîtés comme on l’est, le moteur dans cette mer(de)-là, c’est pas l’option qu’on préfère. On teste. Et ce sont de nouveau cinq heures qu’il nous aura fallu pour remonter jusqu’à Caritan. On a tiré des bords, on a pesté, on a râlé. C’est quoi ce bateau de merde, d’ailleurs ? Et la météo, c’est quoi cette météo de merde ? Usés, on s’est aventurés dans le chenal, puis on a mis le clignotant à droite. Et comme prévu, la lune ne se levant pas avant minuit, on n’y voyait goutte. Et comme on sait que tous les bateaux de la baie de Sainte-Anne n’ont pas tous la bienveillance de mettre leurs feux la nuit — c’est prouvé —, on s’est pas aventurés trop loin. On a tâtonné, on a pioché, et on est allés se coucher.
Voilà comment s’est réellement passé notre déconfinement avant mise en quarantaine. Un exil de huit semaines chez les Anglais pour rentrer au pays et être parqués comme du bétail dans notre bateau, confinés, sans fringues propres, sans eau et sans beurre salé. (Ça, c’est la version qui a fait pleurer dans les chaumières…)
[1] La partie de mer entre deux îles. Le canal nord de la Martinique, par exemple, est donc la partie entre la Dominique et la Martinique. Le canal des Saintes, encore plus au nord, est l’un des pires des Antilles. Entre accélération du vent dû à l’effet venturi (va falloir parler de fluides) et houle qui n’existe pas sous le vent, c’est rarement la joie.
[2] Changer de direction en passant par le face au vent. Vachement plus facile que l’empannage.
[3] L’un des bouts présents sur la chute de la grand-voile et qui permet la prise de ris. Quand on prend le deuxième ris, c’est soft ; le deuxième, c’est normal ; le troisième, ça sent pas bon.
[4] Je me suis annoncée sur le canal 16, le canal d’urgence français, car j’étais ainsi certaine que les « autorités maritimes » françaises auraient une trace de ma conversation avec les autorités locales. Quelques actes de piraterie un mois plus tôt sur les côtes de la Dominique avaient fait le tour des réseaux…
[5] Le CROSS de Martinique qui, Covid oblige, régissait un peu comme bon lui semblait les allées et venues des plaisanciers à cette période.
[6] Victor le régulateur ne peut rien faire sous le vent des îles, dès lors qu’il n’y a plus d’air. Et comme on n’a pas (encore) de pilote électrique (ce qui simplifierait la chose), on doit donc prendre le relais et… (chose assez commune sur un navire, je le concède…) barrer !
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